Janvier-juin 2018, Lyon. Orienté Objet, compilation #2.
On cessait de remonter les pendules, on mettait des fleurs jaunes dans tous les vases, on préparait la table comme pour le petit-déjeuner de vingt-cinq personnes, on enlevait les roues à tout ce qui en possédait et on jetait tous les vêtements qu’on n’avait pas portés au moins une fois durant la dernière année. On veillait tout particulièrement à respecter le précieux rituel consistant à laisser partout dans la maison des gestes inachevés : c’était, semble-t-il, la garantie absolue qu’on viendrait les terminer. C’est pour cette raison qu’une fois la Famille partie, les pièces révélaient à un regard attentif tout un empilement d’actions interrompues à leur moitié : un blaireau couvert de savon à barbe, des parties de cartes abandonnées au moment crucial, des bassines remplies d’eau, des fruits à moitié pelés, une tasse de thé non bue. On ouvrait généralement une partition sur le pupitre du piano à l’avant-dernière page et il restait toujours une lettre non signée sur le bureau de la Mère. On accrochait au mur de la cuisine une liste de commissions apparemment très urgentes, on glissait dans les tiroirs de précieux travaux au crochet à finir et, sur la table de billard, un coup génial était mystérieusement procrastiné. Si on avait pu les voir, on aurait aperçu flottant dans l’air des pensées seulement ébauchées, des souvenirs incomplets, des illusions à entretenir et des poèmes sans chute : on se disait que le sort pourrait les voir.
Alessandro Baricco, La Jeune Épouse (éd. Gallimard 2016).