Mais un doute m’effleure : de quoi parle-t-il, le peintre, avec sa voix de timide qui ose tranquillement tout ? C’est quoi, la forme dont il parle ? Serait-ce la Forme, cette notion abstraite ? Seraient-ce les Formes, celles idéales qui évoluent dans l’empyrée de la peinture ? (…) Ce que j’aimerais voir avec toi devant ce tableau, ce sont tes formes, et elles apparaîtraient aussitôt au creux de mes mains si nous le regardions ensemble. Les formes, tout le monde le sait, cela ne désigne pas plusieurs formes, mais autre chose, qui n’est pas général mais très précisément situé, qui existe éminemment, là, là et là, on sait de quoi on parle, je ne précise pas. Mais si on veut en parler vraiment, c’est difficile, c’est frustrant, car c’est flou ; le langage dont on use poliment pour dire les parties du corps, et les usages des parties du corps, est trop elliptique pour être clair, on est censé savoir sans dire, on devrait faire sans parler, il serait convenable de toucher en pensant à autre chose. On dit vaguement, on métonymise, on métaphorise, on elliptise, on utilise toutes les formes d’évitement dont le langage est coutumier, et on finit par appeler la croupe, cette merveilleuse partie du corps des femmes, de l’expression très déplacée de chute de reins.
Alexis Jenni, Dans l’attente de toi (éd. l’Iconoclate, 2016).