L’optimisme

L’optimisme

Photo © Ernesto Timor - Je t'aime
Juillet 2018, environs de Lyon. Les voies de la chimie.

On se souvient qu’on aimerait s’en souvenir. On se souvient afin d’être frustré, afin de goûter non pas la chose elle-même mais son absence, la forme de son absence. Et alors que je pense à cela, alors que je suis assis un peu à droite du centre de la grande banquette arrière de cet énorme autocar bondé, alors que Vikram Griffiths se lance dans un discours amplifié, quelque part sur l’autostrada au nord de Milan, s’éclaircit la gorge, avec Dafydd son chien bâtard et ridicule lui reniflant les jambes, et dont les jeunes filles caressent le museau humide et grisâtre, il m’apparaît qu’une des choses principales dont je suis tombé amoureux quand je suis tombé amoureux d’elle, c’était ce qu’elle avait d’étranger, et ce qu’il y a de remarquable c’est que j’étais déjà tombé amoureux de l’étrangeté auparavant, avec bien sûr, ma femme — avec des résultats à peine spectaculaires — et je recommençais, et l’on pourrait supposer que si je devais aller vivre en Afrique, en Asie, en Russie, dans le grand Nord ou au pôle Sud, c’est-à-dire si j’avais l’énergie, ou le courage ou l’optimisme de me déplacer ainsi, comme certains le font de façon tout à fait étonnante, je ne cesserais sans doute pas de tomber amoureux et je serais à la merci des formes différentes des lèvres des femmes, de leurs yeux, de leurs nez, de chaque cadence différente des cordes vocales féminines, de chaque langage, de chaque regard, de chaque démarche, puisque vraisemblablement c’est l’étrangeté, et seulement elle, qui est capable de me faire tomber amoureux, de me faire perdre tout contrôle, d’approcher d’un état d’adoration — sauf bien sûr que je sais aujourd’hui que je ne tomberai plus jamais amoureux.
Et que je ne le voudrais pas non plus.

Tim Parks, Europa (éd. Christian Bourgois, 1999).

Afficher/masquer le bavardage...
Je viens de refermer un Tim Parks, dévoré avec la joie habituelle, et comme d’habitude je suis bien marri au moment de chercher à en partager quelques lignes. Car la marque de fabrique de cet auteur dont je suis fan invétéré est ce flot ininterrompu de pensées parasites et essentielles à la fois, interconnectées par des chemins de traverse, et il est difficile pour ne pas dire sacrilège d’en isoler quoi que ce soit. Je tente l’affaire tout de même avec ce bon gros tronçon, dont le propos me parle particulièrement et qui, dans son éparpillement et sa contradiction, résonne bien avec cette image de mon paysage — je n’ai pas pris d’autocar trans-Européen pour aller à sa rencontre, quelques tours de roue en banlieue lyonnaise très limite auront suffi !