Je ne me serais pas donné le ridicule d’écrire ce mot d’honneur qui est trop grand pour moi, pour nous peut-être, si je n’avais eu souvent l’impression ces dernières années qu’il était tout près d’être oublié, un vieux mot à demi effacé par l’usage et par l’abus, comme laissé pour mort au bord d’une route, le cadavre d’un oiseau devant lequel le passant s’arrête en se demandant à quelle espèce inconnue de lui il a bien pu appartenir. Je ne désespère pas que nous parvenions à le réanimer. Il n’y faut après tout que du souffle et de la patience. De l’intelligence aussi : les inconvénients de la liberté, même chèrement payés, ne l’emporteront jamais sur ses avantages, puisque c’est elle, et elle seule, qui soutient la vocation de l’homme. Et quand bien même nous serions devenus incapables de former à nouveau le projet politique de la liberté, nous devrions encore préférer la simple licence, la pulvérisation de l’idée de liberté en cent images irréconciliables, sa diffusion en mille comportements opposés, plutôt que ce que l’ordre social nous promet : la dictature de l’opinion commune indéfiniment portée par les puissances nouvelles de ce temps, et trouvant un renfort inattendu dans le désir des agents d’un État discrédité de se rendre à nouveau utiles au service d’une cause cette fois enfin communément partagée – celle de la servitude consentie.
Francois Sureau, Sans la liberté (Tracts Gallimard, 2019).